« […] lorsque nous nous risquions à jouer les Gaulois récalcitrants les chefaillons nous répétaient avec une constance qui les honorait :
1) que le monde avait changé;
2) que nous devions nous adapter;
3) que la concurrence était devenue plus rude dans un marché atone;
4) que la mondialisation était passée par là et qu’il fallait faire avec, qu’on le veuille ou non;
5) et que, au cas où nous n’aurions pas capté à la première écoute, le monde avait changé.
Bref, il ne fallait pas regarder l’avenir dans un rétroviseur, ressassaient-ils en nous servant quantité de mantras du même tabac, propres à nous faire passer pour ce que nous étions : des dinosaures réticents à s’éteindre. Subrepticement, efficacement, ils laissaient entendre que nous n’étions plus utiles. »
À cinquante-sept ans, Aurélien Babel croyait être tranquille. Au terme d’une carrière passée à rédiger des dépêches au sein de l’agence de presse MondoNews, le journaliste pensait pouvoir envisager l’avenir avec sérénité et se consacrer, enfin, à la poésie. C’était sans compter les restructurations ourdies par une poignée de gestionnaires anonymes dans un lointain gratte-ciel de Seattle. Soudain, il est décidé que la production d’information par des rédacteurs français coûte trop cher ; il convient donc de déléguer ce travail à des employés roumains ou indiens, qu’importe tant que les salaires sont bas et le droit du travail inexistant. Dans les locaux parisiens de MondoNews, la rumeur des suppressions de postes – pudiquement appelés « départs volontaires » – enfle, ce qui n’est pas nécessairement pour déplaire à Aurélien, qui se voit déjà goûter aux joies d’une retraite anticipée. Il va vite déchanter en prenant connaissance des conditions draconiennes imposées par la direction, en notes de bas de page d’un plan social qui jette les salariés débarqués directement dans le dédale des organismes de formation de Pôle Emploi…
Derrière l’expression typiquement macronienne du titre du nouveau roman d’Éric Faye se cache une chronique sociale portant sur le monde du travail dans les années 2010. Au fil d’une intrigue tragi-comique, l’auteur, lui-même ancien journaliste, plonge son personnage dans les affres de la remise en question professionnelle, dans les tourments de la pratique d’un métier qui a perdu son sens et sa substance, dans le labyrinthe d’un parcours de réorientation d’autant plus absurde qu’il est subi en fin de carrière. Le ton d’Éric Faye se fait volontiers ironique, voire carrément caustique, pour mieux faire sentir l’impuissance de ses personnages confrontés à cette situation kafkaïenne. Un roman intelligent et mordant qui illustre le déclassement d’une classe moyenne ravagée par le néo-libéralisme débridé de la dernière décennie.
- Il suffit de traverser la rue, Éric Faye, Éditions du Seuil, Parution : 06 Janvier 2023, 19.50€